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Mauro Corda

French sculptor
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ENTRETIEN avec Mauro Corda , réalisé par Patrice de Méritens

extraits tirés du livre MAURO CORDA, 2003

Je suis né le 27 juillet 1960, à Lourdes. Mes parents habitaient le petit village d'Arrens, dans les contreforts des Pyrénées. Mon père travaillait dur, sans cesse en balade, chef de chantiers : ponts, barrages, routes, ouvrages d'art; il faisait partie de cette foule d'ouvriers étrangers qu'on était venu chercher pour la reconstruction de la France. C'était les Trente Glorieuses, l'époque du général de Gaulle. La guerre d'Algérie s'achevait [...]

Né en 1932, d'origine sarde, mon père a 24 ans en arrivant dans le nord, où on lui promet une belle situation. Ma mère est restée là-bas avec leur enfant, une fille, le temps qu'il aménage "un petit nid". Et quel nid! L'entreprise leur réserve un logement, elle arrive aussitôt dans les neiges d'Arrens. Ils se retrouvent dans une maison minuscule et crasseuse comme on en voit des centaines au bord des routes du Béarn. Ottavio et Fedela - c'est le nom de ma mère, la "Fidèle"-, avec ma sour aînée, et l'un de mes oncles paternels avec sa femme, confinés dans moins de soixante mètres carrés!

La vie s'organise, les années passent.

Oui. Lesté de quatre enfants, une fille, trois garçons, Papa a tout juste 29 ans à ma naissance. De la pauvreté que ma mère conjurait en laissant les volets tirés, j'ai gardé l'impression d'avoir vécu dans une grotte, dans le noir, tandis que mon père travaillait là haut, dans la montagne. Or voilà qu'un jour, le téléphérique casse. Son équipe et lui restent deux semaines dans les glaces des sommets. Il a une congestion pulmonaire qui le mène au sanatorium, près de Lourdes. Guéri, il est de nouveau au travail. De lui, je n'ai guère conservé de souvenirs de petite enfance, je ne l'ai vraiment connu qu'après.

Quand on a des racines, il ne faut pas les oublier. Je suis fils de maçon, métier manuel. De souche sarde, mais Français. Quand il y a un match de rugby entre l'Italie et la France, eh bien, c'est celui qui joue le mieux qui gagne mon cour! Si mon père n'avait pas émigré, je n'aurais pas fait les beaux-arts. Destin? Hasard? D'autres évoqueront les voies de Dieu. Une chose est certaine: en quittant sa patrie, mon père m'a fait gagner un temps colossal.

Peut-être auriez-vous pratiqué la sculpture là-bas, en autodidacte?

Sans doute! Mais dans une telle perspective, mieux vaut être jeune que vieux, et, même, ne pas être autodidacte du tout: passer à coté de l'enseignement, de l'observation, de la réflexion sur des génies tels que les antiques grecs, certains anonymes des cathédrales, la Renaissance italienne: Lucca Della Robbia, Donatello, Michel-Ange, la splendeur française: Coysevox, Houdon, Carpeaux, Rude, Rodin, c'est quasiment perdre sa vie. Quelle que soit la langue, italien, français, grec ou hébreu, demeure l'ultime question: « qu'as-tu fait de ton talent? »

Me voici donc ici. Ma mère ne travaille pas, elle a assez à faire avec ses enfants. D'Arrens, au gré des chantiers, nous nous installons à Argelès, puis Reims: grands travaux dans le Jura, en Champagne, en Ile de France. C'était une vie d'exilés avec d'autres maçons. "Ça parlait sarde", un peu comme avant l'unification de l'Italie par Garibaldi. L'italien, on ne faisait que le baragouiner : notre véritable langue d'enfants d'immigrés était le français. Certaines familles connaissent leur arbre généalogique jusqu'à la nuit des temps. Nous, ça s'arrêtait à mon grand-père paternel, maçon, et du côté maternel, berger. Avec la transmission orale, vous savez, on ne retrouve guère de monde, les générations se dissolvent dans le passé. [...]Jamais nous ne sommes retournés en Sardaigne, autrement qu'en vacances. Parti pour l'Eldorado, Ottavio avait fait vivre sa famille dignement, mais ne s'était pas métamorphosé en nabab. Lorsqu'on était venu le chercher, il avait sa petite entreprise de maçonnerie, et il n'y avait que des cactus pour tout trésor. Se réinstaller au pays sans avoir fait fortune eût été une humiliation. Papa est mort deux mois tout juste après avoir pris sa retraite. Je suis issu de la paysannerie sarde la plus noble, celle qui a toujours travaillé. Le plus bel héritage que m'ait laissé mon père, c'est l'amour du travail.

Lorsque vous arrivez à Reims, c'est le temps de la petite, puis de la grande école. "Une enfance française", comme on dit de nos jours.

Nous habitions un village à côté de Reims, Courcy. Dans une bicoque, un vrai taudis. Mon père mettait de l'argent de côté pour nous construire un jour un vrai palais. Il ne dépensait rien, tout entier à son rêve. L'entreprise qui l'employait l'avait chargé de ses chantiers du nord-est: il prenait ce qu'on lui donnait.

[...] Nous jouions mes frères et moi avec les gamins du village, dans la rue principale, et un peu plus loin, dans les champs et les bois. A l'école, on me demandait toujours de faire la décoration de Noël, parce que j'étais plus habile que les autres. Je dessinais! Ma mère m'a raconté: c'était chez moi une occupation datant de la toute petite enfance. Un crayon, du papier, je restais tranquille durant des heures. Et ce qui pouvait me perdre allait me sauver.

Que voulez-vous dire par-là?

Que lorsque les poètes tragiques décrivent la passion comme un sentiment qui nous dépasse et nous domine, pour peu qu'elle ne nous détruise pas, elle contribue à notre construction. Je "respirais" le dessin telle une chose naturelle. Il allait m'abstraire de mes études et d'une partie de la vie sociale, doucement, de façon quasiment inconsciente. La vie devant soi. D'Arrens à Courcy, je n'étais pas bon en classe, ça ne m'intéressait pas. J'allais me balader, papa grognait: "tu es toujours le premier pour sortir".

[...]J'étais rêveur, statique, je pouvais demeurer des heures sans rien faire, c'est ainsi que l'on devait me voir, quand, en vérité, je méditais un dessin.

La sculpture, en tout cas, ne m'est pas venue de la pâte à modeler. Au contraire! C'est un souvenir de dégoût: lorsque vous mélangez les bâtonnets de couleurs, tout devient pisseux, maronnasse. Rien de plus déplaisant que la pâte mélangée à de la crasse ou la générant elle-même par le pétrissage. A la fin, vous avez l'impression de travailler de la crotte de bique.

Ce sont des fantasmes d'enfance, loin de la vocation d'un sculpteur.

Exactement! C'est une impression vive. Ma vocation première aurait plutôt été, avec un couteau, de gratter sur de la pierre, et non pas d'être un modeleur. La pâte n'est faite que pour rouler des billes. Je me souviens de notre passage de Courcy à la ville même de Reims, où nous allions habiter: j'ai dix ans, Papa ne revient que le week-end, quand ça n'est pas tous les quinze jours, travail oblige. Nous, - je veux dire Giovanna, ma sour aînée qui a dépassé les quinze ans, et mes deux frères, Pascal et Salvatore - nous ne nous en plaignons pas. Maman nous élève. Papa vit dans son univers de béton, en région parisienne ou dans le Jura . [...] Du CM2 au secondaire, je pousse le temps, m'absente de mes études, gambade dans les salles de cours à grands traits de crayons de couleurs ou de mine de plomb. [...]

Votre scolarité est donc en panne.

A tout le moins! Et comme je suis un sauvageon, je pose un vrai problème. D'un enfant renfermé, qui ne répond pas, on dit qu'il est malade. Il n'est peut-être pas tout à fait normal. Ai-je joué de cette ambiguïté? Même pas! J'étais sûr d'avoir une destinée, une sorte de roue qui tournait pour moi. A douze ans, parallèlement à l'école, et pour gagner un peu d'argent, j'entre en qualité de mitron dans une pâtisserie. De cinq heures du matin à quatorze heures, tous les samedis et dimanches. Payé 50 francs le week-end.

Rebelle mais pas insolent, je commence à me dévoiler, répétant simplement : "Je vais faire les Beaux-Arts". Un ami de mon père, maçon comme lui, en observant mes dessins, s'exclame: " ton fils a des mains en or ". J'ai l'intelligence des mains, lui seul l'a repérée.[...]

Ainsi, les Beaux-Arts de Reims.

Si mes parents ne me donnent rien, ils ne s'opposent pas non plus à mes désirs. Un garçon inapte à tout, du moins le pensaient-ils.

Le hasard fait bien les choses, n'est-ce pas? J'ai la chance d'habiter Reims, je vais fréquenter les ateliers des Beaux-Arts, délaissant à proportion les cours du collège. Les droits d'entrée (tarifs municipaux) sont minimes. Séances tous les lundis soir, mercredis soir et samedis matin. De douze à quinze ans, j'accède à un monde d'adultes. A seize ans, je quitte l'enseignement secondaire avec cette recommandation: « A orienter vers la vie pratique », quasiment réservée aux débiles légers, tandis que se développe un don inné pour le dessin qui me distingue des autre élèves. Je n'en tire nulle vanité, c'est ainsi - et je suis le moins fainéant de tous! Quand vous faites un métier comme celui-là, vous êtes seul avec votre passion, c'est votre unique bagage, rien ne vous retient.

A l'issue de mes années de cours du soir, j'entame donc le cycle de l'école des Beaux-Arts. Nous sommes en 1976. Durant la période probatoire, on se cherche un peu, pour savoir dans quel atelier on va passer: peinture, sculpture, gravure, architecture, décoration d'intérieur, publicité, céramique.

Moi, je suis sûr de mon choix: la sculpture.

C'était en vous une sensation profonde, une sorte d'appel, de vocation pour l'art ?

L'art, c'est un bien grand mot, quand, en vérité, vous le vivez de l'intérieur, quand vous l'éprouvez de façon instinctive. Imaginer que j'allais faire "de la sculpture" et "des choses importantes"? Ça, je le savais! Mais à douze, treize, seize ans, vous ne vous proclamez pas artiste. [...]Je dirai que je ressentais une grande facilité. Le facteur initial de la sculpture, c'était mon aptitude au dessin; le facteur déclenchant, la facilité face à la matière. La vue d'un modèle qui posait rendait mes mains frémissantes.

Mon premier maître fut Charles Auffret, lui-même élève de Raymond Martin, lui-même élève de Wlérick: la belle sculpture française traditionnelle. Auffret m'a mis le pied à l'étrier, me laissant travailler à ma guise, très attentif, me corrigeant assez rarement.

Il m'a appris la structure, à monter une figure. Il nous faisait un croquis représentant le cerveau, le cour et la main. Le cerveau qui voit, le cour qui analyse, la main qui transforme. Sitôt ce schéma tracé, se dressait magiquement la structure d'une silhouette humaine, architecture première d'une sculpture virtuelle. "Le cerveau, précisait Charles Auffret, c'est bien. Mais sans le cour, c'est peu. La main, elle, habille ». Il ajoutait cette phrase mystérieuse: "Méditez bien ça! La création autour de ce concept va vous donner le monde." Il m'a enseigné le volume. [...]

Mon grand amour de jeunesse, c'est Michel-Ange. Mais avant, j'ai fait mes gammes, j'ai copié les antiques, je me suis nourri de réflexions académiques. L'esprit guide la main: quand Polyclète, sculptant le Doryphore, initie le canon grec, un modelé carré, délimitant chaque muscle, suggérant le mécanisme humain, souple, immobile, mais prêt à l'action, Praxitèle, lui, ajoute de la langueur: ainsi de l'adolescent accoté avec nonchalance à un tronc d'arbre ou à une colonne. J'apprends l'attitude oblique, si étrangère aux héros de Polyclète vigoureusement établis sur leurs jarrets. J'évalue et modèle la souplesse de l'épine dorsale, la chaîne vertébrale comme suspendue entre les deux points opposés que forment la jambe et l'épaule déportée; l'être entier est contenu dans ce geste d'abandon. La statuaire doit tout retranscrire: le corps qui se repose et l'esprit qui rêve.

Mais votre grand amour de jeunesse, disiez-vous.

. C'est Michel-Ange, oui ! Au risque de vous paraître arrogant, étudiant en détail ses ouvres, je ne les estimais pas outrageusement difficiles à copier. Comprenez-moi bien: techniquement, faire une réplique de Michel-Ange, c'est très manuel.[...] J 'ai su qu'il serait pour moi un maître très personnel, et qu'à me confronter à lui, j'en apprendrais assez sur moi pour devenir ce que je suis. Ineffable expérience! [...]

Si Charles Auffret formait votre main, il vous inculquait aussi une esthétique ?

Oui, celle de l'école de Paris, où l'on modelait la plupart du temps en esquisse, avec des boulettes clairement apparentes. [...]Un portrait de Despiau, par exemple, est lisse, parfois quelques boulettes viennent renforcer un sourcil ou une pommette, pour ne pas aller trop loin dans l'intervention, tout juste suggérée. Rodin travaillait en boulette, les épongeant doucement, comme pour les estomper, les noyer. Bourdelle, Martin, faisaient de même. C'était mon école, celle qui m'a permis de devenir un embryon de sculpteur!

Mais si Charles Auffret m'a enseigné la rigueur, mon intérêt allait au frémissement de la vie que je voulais rendre au plus juste par la statuaire. Or, transcrire la pensée qui transcende la forme, cette approche-là, si particulière, je ne la trouvais que chez les Italiens - particulièrement Donatello et Marino Marini. Etait-ce la voix du sang?[...]Paris est très statique. Plus noble, la main italienne a la pose et l'esprit. A l'éducation de Charles Auffret se superposaient Rome et Florence. Comment, à dix-sept ans, ne pas être aspiré par cette flamme? La forme s'acquérait sans difficulté majeure, c'était une question d'observation, de discipline. Auffret nous apprenait à monter une figure au fil à plomb. On ouvrait au compas, sachant que si l'on tâtonnait en travaillant de chic, le compas, lui, ne se trompait jamais. Mettez votre point, suivez la machine !

Auffret nous montrait qu'un sculpteur devait rester maître de tout le dessin à l'intérieur de son architecture. "Dans votre page, pas question qu'une partie du modèle soit tronquée, expliquait-il. Il faut prévoir le passage en trois dimensions."

L'année suivante, en 1979, un nouveau directeur est nommé aux Beaux-arts. L'ancien appartenait à la vieille génération, prix de Rome ; les élèves arrivaient dès huit heures du matin, c'était serré ! Avec la passation des pouvoirs, tout change. Le nouveau se révèle. post soixante-huitard à la sauce caviar, collectionneur de Jaguar, paillettes et strass, tenant de l'art ludique, etc. On allait voir ce qu'on allait voir! Les ateliers s'orienteraient vers la "com", les crédits pour la sculpture seraient rognés. Pas question de se laisser piéger. Je lui ai dit en face : "Monsieur, vous ne m'intéressez pas." A dix-neuf ans, je quitte l'école.

Et le diplôme?

Ça ne sert à rien. Ni Michel-Ange ni Donatello n'ont eu de diplômes. Par trois fois, Rodin a vainement tenté de se faire recevoir aux Beaux-Arts: en sculpture, on est bon ou mauvais.

Sitôt sorti de l'école, j'accomplis des petits boulots de sculpture, un bas-relief pour un cimetière, quelques restaurations de tombes. Incroyable ce que le funéraire draine de sentiments et, partant, d'argent! J'enseigne aussi le dessin dans un centre d'enfants souffrant de handicaps mentaux. Au début, je pensais leur apporter quelque chose, mais c'est un métier. J'avais pris un atelier rue Gambetta, un fond de cour, loué avec une douce amie qui avait obtenu son diplôme des Beaux-Arts de Reims, elle ! Je vivais, tel l'oiseau sur la branche.

Vous restez donc encore un certain temps à Reims.

Je façonnais la glaise de façon frénétique, dans notre petit atelier où affluaient les modèles masculins - et pour cause ! Ma colocataire était si joliment faite que de nombreux soupirants se retrouvaient en tenue d'Adam. Ils venaient s'exhiber en manière de parade amoureuse. J'en profitais: "je faisais de la terre". Tout mon argent passait à l'entretien du local - payer aussi les boissons, car on biberonnait un peu, pas comme des alcooliques, non, mais de façon festive, c'était la tradition de l'école. Venir à Paris pour voir les musées? Impossible. les bouquins me faisaient voyager. Jusqu'à ce que cela devienne indispensable. A Reims, on tourne vite en rond; et pas question de devenir un sculpteur de province, un "Artiste avec un grand A". Il faut aller à la capitale. C'est comme le rêve américain. Mais on ne débarque pas comme ça avec ses sabots.

Comment fait-on ?

On essaie d'entrer dans un atelier. Pas facile. En 1981, je passe le concours des Beaux-Arts de Paris, et suis reçu premier. J'ai vingt et un ans. César, Jean Clos, Charpentier me veulent. Je suis attendu par les "patrons"! Tout le monde se précipite chez César. Il attire les nouveaux comme la flamme fascine les phalènes. Jean Clos, lui, s'occupe de la Villa Médicis, attrait non négligeable. En me voyant passer, il dit à ses élèves : "Voilà un artiste !" Imaginez mon bonheur. Allez, c'est décidé, j'opte pour le seul qui ne m'aie pas réclamé: Jean Cardot, lequel ne m'aime pas! Mais il dispose de modèles vivants, et ça m'intéresse. [...]

Etrange situation: la qualité majeure de Cardot est cette réussite sociale - professeur aux Beaux-Arts, directeur des ateliers de la Ville de Paris, membre de l'Institut, etc. - qui fait de lui un artiste reconnu, mais aussi un haut dignitaire de la sculpture. Mon histoire avec lui procédera d'une aigre folie: moi, calme orphelin arrivant à la capitale, admis premier au concours, suis reçu après les autres par Cardot, qui soupire: "Vu ton dossier (il tutoie d'emblée ses élèves, à la différence d'Auffret qui ne se le permettait pas), vu tes notes je ne peux pas te refuser". [...]

Il y avait alors un système de caste défini par le professeur : les "bons", à la droite de Dieu, au chaud dans l'atelier, sous l'oil tutélaire du maître, les autres, dehors, comme n'importe quelle créature de Kafka à la porte du château. Hormis pour les séances de dessins et de modelage avec les modèles vivants, je n'aurai pas le droit de pénétrer dans l'atelier pour le travail du marbre.

Je suis resté un an dans la cour : le prix de mon insubordination. Heureusement, l'année suivante, les imprimeurs (qui n'étaient pas loin), m'ont prêté un petit bout de leur couloir. Cela pinçait, l'hiver! J'arrivais tous les matins à huit heures, horaire peu commun, la majorité des élèves se pointant vers dix heures, peu avant Cardot. Ce dernier ne me mettait pas des bâtons dans les roues, il me laissait à l'écart, il ne m'aimait pas. Ce n'était pas grave, je continuais.

Il y fallait malgré tout une certaine force d'âme.

Je pense à ce mot d'Elsa Triolet: "On peut tuer le temps ou soi-même, cela revient au même, strictement". Moi, le temps me construisait. L'utilisation des blocs de marbre, par exemple, dépendait du professeur: le premier que j'ai guigné, il me l'a aussitôt refusé, arguant qu'il était réservé. "Il faut que tu fasses tes preuves". Et voilà qu'il me fourgue un morceau de saint Maximin, pierre de l'Oise, gavée de coquillages fossiles, que l'on ne prend même pas pour exécuter un chapiteau, tant ça peut réserver de surprises. C'est un matériau tendre - on peut presque y aller à la cuillère - mais qui durcit avec le temps. Quoi faire? C'était un mercredi. Marteau, ciseaux, je frappe et taille. Mercredi suivant, surgit du misérable calcaire la tête de Victor Hugo, front lourd, regard chargé de nuées, barbe travaillée en gradine. J'ai fini la pièce. Mine renfrognée du professeur. Je ne me démonte pas et réclame du marbre, désignant un bloc intéressant. Cardot l'a mis de côté pour l'une de ses "élèves du dedans de l'atelier", malheureusement si lente que le temps pour elle d'achever une sculpture, j'en aurais moi-même achevé plusieurs. "Bon d'accord, admet Cardot, tu prends." Et là, dans la cour, aux premiers frimas de l'hiver, l'oil cligné, marteau, ciseaux. Tac! Tac! Tac! Tac!

Matériellement, comment viviez-vous?

Grâce à la mince bourse allouée par les Beaux-Arts, mais aussi, comme toujours, de petits boulots. J'ai réalisé quelques portraits. Les croque-morts de Reims à Paris s'étant passé le mot, j'ai taillé dans du carrare des bas-reliefs pour les cimetières parisiens. J'ai vécu assez légèrement, je l'avoue, un peu aux crochets de ma tendre amie de la rue Gambetta qui m'avait rejoint à Paris. Elle travaillait. Nous formions un couple sans souci, agréablement libre : la vie d'artiste, dans le 15ème arrondissement.

Les galeries s'intéressaient-elles à vous?

Oui, et plus vite que je ne pouvais l'imaginer, mais le premier contact n'a pas été à mon avantage. Figurez-vous qu'à peine achevé, mon Victor Hugo s'est retrouvé en vitrine, rue des Beaux-Arts. Pierre brute un mercredi, achevé le mercredi suivant, exposé le mercredi d'après. C'est Cardot qui a été surpris. J'allais vite. Le plus drôle est que j'ignorais absolument ce qu'étaient les galeries. Un type traverse la cour de l'école, s'approche, regarde et me dit "C'est drôlement beau, vous pouvez me le confier?" Je le lui ai même donné! Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? C'était comme si, pour faire ma place au soleil, j'avais entrepris de tailler une gargouille! Ça n'était qu'une gargouille avec le visage de Hugo; j'aurais aussi bien pu choisir Pasteur.Technique et esthétique impeccables, mais sans l'âme du grand poète. C'était "une tête": la différence avec un portrait est immense.

Pouvez-vous préciser votre pensée?

Je vais faire mieux, la radicaliser avec cette phrase de Rodin : "Il n'y a de laid dans l'art que ce qui est sans caractère, c'est-à-dire ce qui n'offre aucune vérité extérieure ni intérieure".

J'aurais pu arriver aux Beaux-Arts de Paris avec, dans l'esprit, cette ferveur des siècles anciens pour les grands messieurs des académies royales, rêvant que rien n'est plus propre à animer les talents que l'accueil favorable de ces sociétés où se trouvent réunies des personnes qu'un rare mérite place, pour ainsi dire, au-dessus des autres hommes, et qui sont devenus les arbitres de nos progrès par l'étendue de leurs lumières et la profondeur de leur science. Mais ces temps-là n'ont plus cours: les maîtres ne sont plus que des professeurs. Entre vingt et vingt-cinq ans, on n'est qu'un gamin perdu dans le monde de l'art, sauf à se trouver sous l'aile d'un excellent professeur qui vous pousse, vous permet d'exposer, fait de vous une sorte d'âne d'or à la poursuite d'une grande carotte. Le diplôme, dans cette perspective, a un sens. Pour autant, je vais le comprendre très vite, la vraie reconnaissance passe par l'obtention d'un prix. Avec un marbre conçu dans l'esprit de Rodin, je vais remporter le prix de portrait Paul-Louis Weiller. Mon modèle est un copain musicien qui faisait du jazz, l'ensemble est costaud. J'en suis assez content.

D'autant plus que ces lauriers m'ouvrent l'entrée intégrale dans l'atelier de Cardot. Nous sommes en 1983. Fini le couloir glacé des imprimeurs, les coups d'oils lointains des élus. Mais mon plus grand bonheur se situe ailleurs: grâce à ce prix, dont Jean Carton est membre du jury, je vais faire l'une des plus grandes rencontres de ma vie. Elève de Despiau, dessinateur hors pair, modeleur éblouissant, Carton a franchi le cap de la soixantaine. Il m'invite à venir le voir chez lui, au 3 rue Joseph-Bara, au rez-de chaussée d'un immeuble où logea Kissling au début du dernier siècle. Son atelier, situé au rez-de-chaussée, avec portail sur rue pour les blocs de pierre et petite entrée sur le couloir intérieur du bâtiment, fut occupé jadis par le beau sculpteur animalier Rembrandt Bugatti, qui, à peine âgé de trente et un ans, devait s'y suicider au gaz, un bouquet de violettes posé près de lui, par un matin blême de janvier 1916.

A ce propos, parenthèse dans le déroulé de votre vie: vous aussi, vous sculptez des animaux.

Mais oui! Avec un vif plaisir. Mes animaux sont certes des portraits, mais souvent à valeur symbolique ou mythique. Ainsi du Minotaure, des chimères, tel que Le Cochon-vache, ou Le Coq-mouton. Un vif plaisir, vous dis-je, une sorte de délassement fin de siècle - le XXème ! - que je prolonge aujourd'hui avec Le Loup, inspiré de la sculpture antique, aux vivants yeux d'émail, au traitement du pelage en boucles, en référence à Rome et à l'art de Mésopotamie. Les années 2000 ont également vu surgir de la glaise Le Cheval de Troie et Le Quartier, figure moderne d'Apis, un bouf encore sur pied, mais avec les lignes de découpe du boucher! Une partie du corps a déjà disparu. Voilà, en peu de mots, quelques-unes de mes créatures.

Nous en étions à votre visite chez Jean Carton. Vous venez à sa demande. Qu'attendait-il de vous?

J'avais eu le prix de portrait, il voulait en savoir plus, sans autre idée que celle d'aider la jeunesse. Je suis arrivé à ce premier rendez-vous avec quarante de fièvre, j'étais malade, je grelottais, sans même me demander si je pouvais être contagieux. Dans son atelier, des pièces d'une beauté ! Ce fut le début d'un long dialogue: il ne prenait pas d'élèves, dispensant seulement ses conseils. Après sa mort, sa femme m'a confié qu'à peine étais-je parti, il avait dit: "Ce jeune homme ira loin". Mots simples et terribles !

Il regardait mes dessins, m'expliquait, m'éclairait. Je m'étais senti orphelin d'Auffret, et voilà que je le ressentais tel un nouveau parrain.

Un jour, il voit l'un de mes dessins les plus aboutis, et commente: "Un dessin, même s'il semble abouti, n'est en vérité pas tout à fait achevé. Il faut aller plus loin. Ce qui est tracé en une demi-heure doit l'être en deux heures; ce qui l'est en deux heures doit l'être en quatre". Malgré mes aptitudes, je ne faisais encore que des gribouillis. [...]

J'apportais mes dessins à Carton. Au vu des siens, après avoir été rudement médités, ils partaient à la poubelle. J'en ai vendu quelques-uns, mais pour des cacahuètes.

Il n'empêche qu'aux Beaux-Arts s'est affirmée votre réputation de dessinateur, portraitiste, sculpteur.

Au point qu'une fois, à quelqu'un venu demander des renseignements pour commander un portrait, un élève interrogé a répondu : "Allez chez Cardot, vous demanderez Corda!" Cette inversion des syllabes, Freud lui-même ne l'aurait pas osée! [...]

Oui, je fréquente Jean Carton; je songe à passer le concours de la Casa Vélasquez. Chaque chose en son temps, n'est-ce pas? Age requis pour entrer aux Beaux-Arts de Reims ? Seize ans. Casa Vélasquez ? Vingt-cinq. Pourquoi attendre? Le diplôme des Beaux-Arts de Paris ne me sera pas plus utile que celui de Reims. Les gens se compliquent, alors que dans la vie, il y a des dates. L'inéluctabilité ne s'embarrasse guère des contingences. Concours de la Casa en juin 1985. Je fêterais mes 25 ans en juillet, c'est bon ! Tout comme la Villa Médicis en Italie, la Casa Velasquez, située à Madrid, dépend de l'Education nationale; le travail s'y effectue dans d'excellentes conditions ; on y est fort bien payé ; on dispose d'un atelier[...]

Et vous êtes reçu au concours, bien sûr?

Oui, en même temps qu'un de mes condisciples de l'atelier de Cardot. Ce dernier est ravi: c'est l'époque où il postule pour l'Institut; pour la première fois, j'ai l'impression de faire joli dans son décor.

Me voilà donc à Madrid. A la Casa Vélasquez, je vais faire le point sur ma vie, sur l'évolution de mon travail. Disposer d'un atelier, avoir les moyens d'ouvrer sans souci durant deux ans, c'est un luxe incroyable, facteur d'épuration et de progrès en art. J'ai de l'argent, je le dépense à bon escient. Je dispose de modèles vivants. Et c'est ainsi, figurez-vous, que je verrai mon futur beau-frère tout nu, avant de connaître celle qui allait devenir ma femme! Il me parlait constamment d'elle pendant que j'ouvrais; il me disait qu'elle était vraiment belle, qu'elle faisait merveilleusement la cuisine. Comment voulez-vous ne pas avoir soudainement faim? J'aurais pu rencontrer une brûlante morena madrilène au regard de jais, mais non, Alicia avait les prunelles de sombre noisette; j'ai tout de suite aimé sa douceur, son visage triangulaire, admiré la finesse de ses traits, sa blondeur étrangement vénitienne; et considéré du premier coup d'oil qu'elle devait être bien mieux faite que son frère, même si j'avais réalisé de superbes sculptures avec lui! Alicia étant jeune fille de principes et de vertu, je n'ai pas tardé à lui proposer le mariage. Deux années, dont je n'ai conservé que les plus belles pièces. Avec Charles Auffret, j'avais appris à travailler grandeur nature. Les ouvres que je ne pouvais pas stocker, je les ai détruites. C'est le lot de tous les artistes. Dehors, les plâtres pourrissent vite.

Que vous a apporté exactement la Casa Vélasquez en matière d'art ?

Le confort qu'elle m'octroyait m'a fait mûrir: adolescent à Reims, jeune homme à Paris, homme à Madrid. C'était un cocon si soyeux qu'il aurait pu être dangereux: on a vu des tentatives de suicide de certains de ses lauréats à leur retour en France, comme si l'Eden était à jamais perdu. Au lieu de m'amollir, ce séjour m'a affermi. [...]

Ce qui m'intéressait particulièrement, en dessin comme en statuaire, c'était la représentation du corps masculin. Or après cette tragédie, un certain dédale intérieur allait me porter vers l'évocation de l'homme dans l'amour. L'absence. Le recueillement. La Déchirure montre la séparation de deux hommes qui s'aiment. Au fil des ans, de retour à Paris, et aujourd'hui encore, m'obsède le thème de l'androgynie. Comment en montrer l'élégance? Il n'est pas question de se placer dans la mode en représentant de façon insistante, ou pesante, l'homosexualité telle qu'on la voit s'étaler ou se complaire, mais le sentiment d'amour qui lui revient. La Déchirure, ce couple qui s'arrache - par sa fluidité lors de sa fusion, sa finesse de grain, le compact de sa matière, le bronze s'accommode de la violence: il la retranscrit au mieux - ou bien encore l'Androgyne, personnage double, entité ambiguë que je vais façonner, doivent être désirables et désirés par le public ordinaire, échappant à un quelconque communautarisme. Ce que je veux, c'est l'universel.

C'est aussi la célébration du deuil de votre frère.

Exactement! Lui dire que je l'accepte plus que jamais. Avant, je tolérais sa marginalité sans problème, sans me poser de question. Depuis, j'ai intégré sa mémoire pour l'admettre de manière absolue, pour la transcrire, l'offrir à l'intelligence du monde. Qu'il ne soit, en quelque sorte, pas mort pour rien. Chacune de mes sculptures, sans le ressusciter physiquement, le fait revivre en pérennisant ses émotions et sentiments. Il était si troublé de n'avoir rien dit à ma mère! Chargé de cet héritage, j'avais pour mission de faire accepter sa vérité par d'autres gens, avec l'écriture qui m'est propre.

Revenons à la chronologie: en 1985, alors que vous êtes à Madrid, vous envoyez l'une de vos sculptures à Paris.

.Avec laquelle je me vois couronné du prix Paul Belmondo. Agréable voyage.

En 1987, votre aventure espagnole s'achève.

Je reviens avec un destin assez joliment tracé: les prix Weiller et Belmondo, la Casa Vélasquez. Le village de Sillery, en Champagne, me sollicite pour un monument qui pérenniserait son jumelage avec une localité portant le même nom au Québec. Avec du rêve plein la tête, j'accepte: ces travaux sont la poule aux oufs d'or des sculpteurs. On a beau être artiste, il faut un fonds de commerce. J'imaginais une suite de commandes municipales qui m'assureraient un glorieux quotidien - hélas, cette dynamique ne suivra pas.

Or voilà qu'en 1989 se profile le Grand Prix de la sculpture organisé par l'Institut. Les gens des Beaux-Arts qui tournent autour de l'Académie se disent: "Pas la peine de se fatiguer, c'est Corda qui l'aura!" La dotation est d'environ 250.000 francs. C'est précisément l'époque où je commence à souffrir d'un pénible manque de finances. En rentrant de Madrid, j'ai acheté un petit atelier Paris, une ancienne serrurerie dans le 18ème arrondissement, à Barbès, rue des Gardes, un local pourri que mon père a grandement amélioré en y faisant des travaux, et pour lequel il m'a prêté de l'argent. Je suis marié avec Alicia. Mes sculptures s'entassent: je ne vends rien. Deux pièces en deux ans, alors que tout le monde se goberge! Les plus nuls fourguent à l'aise leurs déchets, tandis que ma production me reste sur les bras. L'argent de Sillery est entièrement croqué. Imaginez l'angoisse. . Un emprunt de 200.000 francs à la banque. Je suis endetté au point de m'inquiéter pour notre simple survie. La dotation du Grand Prix de sculpture, j'en rêve, comme le voyageur assoiffé dans le désert voit se profiler un mirage d'oasis. La simple indemnité de sélection - 20.000 francs pour chacun des dix premiers - m'aurait sauvé. J'envoie mon dossier. Et là, surprise. Au moment des résultats, rien! Le jury ne retient que sept candidatures, au motif que les autres seraient insuffisantes. J'ai appris plus tard grâce à Raymond Martin que ma chemise avait été refermée par des mains institutionnelles, hautement cumulardes et inamicales, avec ce grincement : "Non, non, pas lui, il a déjà assez de choses". 20.000 francs pour bouffer !

Rude époque! J'avais retrouvé le cher Jean Carton dès mon retour de Madrid. Quand Alicia a pu me rejoindre et que nous nous sommes mariés - à l'église, bien sûr - je les ai présentés l'un à l'autre. Il était mon père en sculpture, il serait un grand-père pour la génération future, celui que moi, émigration oblige, je n'avais pas eu. Quand, brusquement, Carton meurt. Immense tristesse.

C'est la banqueroute. Je décide alors de me séparer de l'atelier de Barbès pour payer mes dettes. J'ai pris contact avec un marchand de biens, joué les riches devant lui, fait celui qui n'était pas pressé. Il m'a payé 700.000 francs. Je n'étais pas fâché de tirer ma trop belle Alicia de ce coupe-gorge; même si mon enfance dans les milieux immigrés m'avait appris à me faire respecter.

Méditant depuis longtemps un hypothétique départ, un an et demi avant la vente de notre logement, j'avais postulé pour un atelier de la Ville de Paris.

Comment procède-t-on?

Sur dossier, auquel est décerné un avis : "favorable", "mitigé", ou "défavorable". J'ai eu droit à la dernière mention, parce que je faisais du figuratif. Ça vous étonne, hein? Rassurez-vous, de nos jours, ça n'a pas changé.

J'ai entrepris les démarches obligées des artistes dont les comités Théodule décrètent que leur ouvre n'est pas en conformité avec la sensibilité officielle: ai visité les permanences politiques. Mes sculptures étaient stockées chez une copine dans une ancienne écurie, tandis que j'étais en pourparlers avec mon marchand de biens. L'ultime semaine à Barbès, nous n'avions plus de meubles, nous allions nous retrouver à la rue, dettes soldées, sans doute, mais avec un angoissante sensation de précarité, quand, miracle, je reçois une lettre m'accordant un atelier de la ville de Paris, sur intervention du député Jean de Préaumont, adjoint au maire. Grâces lui soient rendues. Je me vois attribuer un local dans le 19ème arrondissement, rue des Marchais.

Huitième étage, quarante-sept mètres carrés, avec vue imprenable sur le boulevard périphérique. Pas idéal, pour monter les plâtres, les moules ou la terre, mais nous voilà sauvés! Mieux, même, Alicia et moi avons la sensation du luxe, eu égard à notre ancien quartier. Nous n'avons qu'une seule pièce et une chambre, mais Alicia est courageuse, et nous n'avons pas encore d'enfant.

Et en 1991, vous voilà enfin bien installé.

Oui. C'est l'heure du bilan: j'ai des plâtres en réserve, il me reste un peu d'argent: 80.000 francs sur les 700.000 de la vente de Barbès. Je fais le pari de les investir intégralement pour tirer des bronzes destinés à une galerie.

Je vais chez le fondeur Chardon - fonte au sable, onéreuse - qui accepte d'être payé à l'issue de l'exposition. Cappelli me consent des délais, de même que Delval. Et là, nouveau miracle, la misère au cul verdâtre ne me colle plus aux semelles: je vends! Au moment où éclate la première guerre du Golfe, où l'on craint une effondrement planétaire, où l'on s'attend à un frileux repli du marché de l'art, je vends beaucoup. Depuis, je n'ai pas arrêté.

Comment expliquez-vous cela?

[...] La bulle de l'art content pour rien, le prêt-à-penser, l'esbroufe, l'argent facile. L'exigence, en revanche, dérangeait: vous n'étiez pas "ludique", donc, pas "marrant". On vous laissait derrière. Les croûtes amusaient les snobs du privé, comme les Trissotin des ministères, enrichissant les chevaliers d'industrie. La mort, la déchirure, la représentation pure ou bien encore la rigueur formelle - une ambition de beauté, en somme -, n'étaient vraiment pas à la mode. Mais lorsque tout s'est fissuré, qu'on a eu peur, je me suis retrouvé en connivence avec le siècle. Immémoriales, mes hantises devenaient d'actualité, et l'esthétique, une valeur refuge. La guerre d'Irak de 2003 a confirmé ce phénomène.

Légitime réflexe de thésaurisation : dans un coffre, on n'entrepose que des objets de prix.

Et je vous assure qu'écouler son travail est extrêmement rassurant! Si vous ne vendez pas, les pièces se mettent à peser lourd. L'ouvre doit avoir sa vie propre, s'inscrire dans le circuit économique et social. Maintenant que j'enchaîne les expositions, que l'on m'achète à Singapour et New York, l'habitude aidant, je trouve cela tout naturel, et pourtant je demeure éberlué: je ne m'explique pas pourquoi, précisément, telle ou telle ouvre est acquise. Heureusement, d'ailleurs! Car systématiser, calculer, serait réducteur. Combien d'artistes ayant trouvé leur "truc", s'enferment dans un style, au seul profit de leurs finances. Le style unique, c'est la prison.

On a vu successivement votre fascination pour la Renaissance italienne, votre évolution au regard de l'école de Paris, la façon dont votre psyché a orienté vos ouvres. Ici et maintenant, comment caractériseriez-vous votre art?

Techniquement, par la maîtrise, et donc, la liberté. Je le dis sans modestie ni forfanterie, car il s'agit du fruit d'un long travail, d'où, quasiment, le talent est lui-même exclus. Plus j'avance, plus je m'amuse, mes pièces s'agrandissent; j'en ai envie! Pour ce qui est de l'expression, je veux m'approcher du sentiment intime, caché, de ceux qui vont regarder mon ouvrage. Prenez, par exemple, mes petites Asiates: Le Printemps et L'Eté, qui attirent une attention toute particulière. Elles sont faites pour cela! Le contenant, le contenu, l'observateur, l'observé: j'aime ce jeu de miroir. Au travers de cette présence adolescente que je décline en plusieurs attitudes, je débusque la concupiscence, comme l'attendrissement ressentis face à un corps juvénile. C'est cette vision, ce dessin - à la manière de Lacan, je dirais: ce "dessein" - qui permettra de voir en soi-même, pour se découvrir protecteur, respectueux, ému ou pervers. C'est une glace opaque. Une sculpture non pas spectacle, mais réflexive.

Chez vous, le lissé est essentiel.

Précepte d'école: il faut cerner le fini pour obtenir l'infini. La pureté d'une forme surgit quand la lumière tourne sans ombres. La plus belle figure, c'est l'orbe. Si vous ne lissez pas - non, si vous ne tendez pas votre sculpture, vous manquez l'acte qui rapproche de l'humain. Je veux le plus beau volume possible : la tension interne à l'existence, qui apparaîtra dans un corps fatigué, vieilli, même caduc, et le tendu de la jeunesse et de la maturité. Si vous résignez cette exigence, vous n'aurez que des creux, des bosses, des vagues, de ces "parti pris" qui masquent souvent l'impuissance. Le rythme ne se construit pas, il se brise, tel une mauvaise partition. Je veux entendre la mélodie. Et qu'elle m'enchante.

Cela donne des ouvres très charnelle: Le Printemps et L'Eté; ou aériennes et fluides, comme Le Plongeon. Pour autant, on repère parfois chez vous un certain goût de l'horreur. Je ne pense pas à La Boucherie, série sublimée de martyrs, mais à La Poussière, l'enfant squelettique, violemment réaliste.

C'est la vie dans sa cruauté : les camps de concentrations. C'est aussi la famine dans les pays du tiers monde. Pièce psychologiquement dure, sans ostentation ni complaisance aux émotions faciles. La lumière y vibre, exaltant l'enfance comme le vieillissement prématuré, cette annonce de la mort. Heurte-t-elle? Eh bien, soit! Elle est unique, et je n'en fais pas ma manière ordinaire, mais elle n'a de comptes à rendre qu'à la sculpture. Aucun a priori ni préjugé moral, aucune répugnance ni pudeur ne sauraient présider à la beauté. Comment l'exprimer? Qu'il s'agisse de l'acide jeunesse, de la pulpe de la maturité, de l'épuisement de la sénescence, le squelette, toujours, est essentiel. C'est la potence de la sculpture, donnant le volume qui sous-tend la vie, laquelle nous suggère la mort. D'où, en réaction, mon goût pour la chair, sa douceur. Et, comble de l'abomination pour notre époque: mon bonheur du beau pour le beau. En sculpture, on a tous les droits, sans autres interdits que les boycotts ou avis défavorables des ministères! J'attends des sociologues et psychanalystes l'étude de la phobie de l'art officiel pour le figuratif, laquelle n'est rien d'autre que la haine du corps.

Vous avez quitté l'allée Marc-Chagall; nous voici dans votre nouvel atelier d'Ivry, inondé de clarté, d'une propreté méticuleuse, sous la présence tutélaire de votre Vénus.

Ma Vénus d'Ivry, modelée alors qu'Alicia attendait notre seconde fille; aussi pleine et drue qu'elle, peu avant la naissance. Alicia, Victoria, Ariana: je vis désormais entouré de femmes. J'ai rêvé les plans de ce grand atelier, et l'ai fait construire en 2002. Il n'est pas d'une propreté si méticuleuse: c'est toujours un peu poussiéreux quand on travaille beaucoup, mais je balaye souvent! D'abord parce que c'est la tradition, chez les artisans maçons d'art qui se respectent, de laisser chaque soir "un chantier propre". Mais aussi par nécessité : quand il est encombré, que je le ressens comme sale, malgré ses murs blanc et son sol gris perle, cela me donne le cafard. Ma soif d'espace n'est pas forcément une nostalgie d'enfant de la campagne; les champs et les bois n'y sont pour rien. Ce que je refuse, c'est l'étroitesse des pièces, le resserrement des murs. C'est mon côté "ancien pauvre". L'étriqué me fait horreur. Je veux la lumière. Et du grand, du grand; toujours plus grand!